Giacometti - Gruber Une regard partagé

Fondation Giacometti -  Giacometti - Gruber Une regard partagé

Alberto Giacometti et Francis Gruber se connaissent depuis le début des années trente. Leurs ateliers sont voisins rue Hippolyte- Maindron non loin de la villa d’Alésia, dans un Montparnasse mythique  où les artistes renouvellent les codes esthétiques. Le groupe des « Forces nouvelles » prône un « retour à l’ordre » avec une priorité donnée à « la réalité », suspectée d’académisme alors que fauvisme et cubisme sont tombés dans une impasse. Avec l’idée de « nouveauté » régénérée par plusieurs factions figuratives auxquelles ne sont pas étrangers Derain et Fautrier, on assiste à une double prise de conscience : le sujet est l’ultime voie de la peinture, et la réalité passe par la figure humaine inscrite au centre d’un monde qui pressent le désastre.

Face au chaos imminent, le surréalisme inspire à Gruber des œuvres d’une singularité extrême. Les kermesses turbulentes et les contes mythologiques renvoient à la maniera et au naturalisme fantastique de l’univers vertigineux de Jacques Callot. Les fictions scéniques sculptées par Giacometti sont d’un autre ordre. Son impossibilité à figurer plastiquement le réel l’amène à l’imaginer dans une abstraction énigmatique. Lorsqu’il renoue avec la vision sur nature qui entérine sa rupture avec  les surréalistes, il cherche à traduire l’évidence de la forme. Il se lie alors avec Balthus, Tal Coat, Tailleux, Hélion, Derain le pionnier à contre-courant, et Gruber duquel il se rapproche plus étroitement.

Nous sommes en 1935.

Giacometti dessine quotidiennement, visite les musées, interroge les modèles erratiques de la statuaire, en Egypte, à Byzance, ceux de l’art proto cycladique.
Derrière le message pictural de Gruber, idéaliste sans illusion, méditatif, hanté par la grande technique d’un art intelligible par tous, vibre le dessinateur admiratif de son illustre aîné et compatriote nancéen, Jacques Callot. Ce sont là les origines de l’engagement politique de Gruber. Membre du Front des artistes de la Résistance, aux côtés de Boris Taslitzky     il est conscient du rôle de l’artiste comme témoin visuel. La confusion dont il fut la victime malgré lui avec une peinture supposée être l’image fidèle de la réalité sociale tel que Fougeron l’incarnait, est aujourd’hui caduque. Son Hommage à Jacques Callot peint pendant l’Occupation a l’apparence d’une danse macabre explicite dans son actualisation temporelle. Elle est imprégnée d’une étrangeté qui connaîtra durant les six années qui lui restent à vivre une surprenante diversité y compris  avec ses paysages de féérie au printemps, porteurs d’espoir pour des temps plus souriants avec la régénérescence de la nature, rejointe parfois par un modèle.

Chez l’un et l’autre, le thème récurrent de la grande figure statique de la femme évoque un désarroi, comme une rêverie intérieure que Gruber décline avec la Femme assise sur un canapé vert. L’atelier où extérieur et intérieur fusionnent,  est d’une réalité imprécise chez Giacometti, tandis que Gruber décrit avec précision son désordre maniaque et désenchanté avec l’absence du modèle et du peintre.
Mettre à nu les formes du monde comme les êtres, revient à travailler à la saisie de la vérité.

La pratique assidue du dessin pour Giacometti et Gruber resserre leurs liens amicaux qui ne se relâcheront pas, même pendant la guerre où ils échangeront une correspondance, alors que Giacometti réside en Suisse à partir de 1941 jusqu’en 1945.   
Pour les deux artistes le dessin est un champ d’expérimentations continues, le laboratoire d’une recherche permanente.  Une formation à la Grande Chaumière pour Giacometti et à l’Académie scandinave pour Gruber, a préparé une relation ambiguë au modèle, déjà prisonnier de leur regard. Pour chacun, les études de nus sont menées sans complaisance et sans sublimation afin d’en comprendre la construction, les structures orthogonales qui maintiennent le corps debout, assis, allongé. Pour Giacometti, Cézanne reste le modèle incontournable pour sa compréhension d’un espace vivant où inscrire le modèle, dont le corps reste impossible à circonscrire dans ses limites toujours provisoires.

Les études de Figure debout, et de Nu couché se retrouvent chez Gruber. Arrêté dans une pose frontale, la confrontation avec le modèle est immédiate dans sa mise à distance laissant toute sa place au fantasme. D’une saisissante simplicité, le trait tourmenté enfante une écriture nerveuse soulignant la structure architectonique de la figure menacée par le vide et la lumière qui la traverse. L’exploration profonde de la réalité par le dessin leur est commune, quant au dessin il est le commentaire et l’expression de leur œuvre peint, et  sculpté. Pour l’artiste suisse « Si on dominait le dessin, tout le reste serait possible » confie t-il à Georges Charbonnier lors de ses entretiens (1950-1953).  

Si la copie n’est pas de mise alors même qu’ils désespèrent face au modèle d’en donner une image ressemblante et que plane l’écueil de la vulnérabilité du regard, des éléments de méthode se mettent en place devant l’interrogation quasi désespérée : qu’est le réel ? Comment le transcrire sans le trahir ? Chez Gruber, les contours brisés, qualifiés de « gothique » par Waldemar George, justifient son admiration envers les maîtres de la Renaissance allemande Aldorfer, Grünewald, Dürer, et aussi Bosch. De son côté Giacometti développe un lacis rapide et discontinu de lignes, moins pour définir la forme que pour la faire surgir d’un écheveau graphique noir, blanc d’une densité obtenue par l’emploi de crayons à mine dure où les appuis hachurés n’excluent pas l’emploi de la gomme.

De retour à Paris en 1945, Giacometti se rend à nouveau régulièrement dans l’atelier de Gruber où il dessine Nu dans l’atelier en relation avec les figures hautes qui, dès 1946, font leur réapparition dans l’atelier de Giacometti, et notamment avec Annette.  

Les figures féminines debout abondent dans une décennie féconde pour les deux artistes, avec les portraits et les têtes pour Giacometti.  Avec certains nus, apparaît un léger déhanchement avec le déplacement du poids du corps d’un pied sur l’autre sans menacer l’équilibre. Chez Gruber l’attitude infléchie est l’expression d’une mélancolie, d’une langueur existentielle qui imprègne tout son œuvre. La femme est dolente, à l’unisson du tragique universel dont l’humanité se remet à peine. Elle devient une figure de détresse, une « figure de style » à partir de laquelle Gruber construit son langage.

Leur quête commune de la perfection les isole dans une création toujours insatisfaite alors qu’ils remettent chaque jour sur le métier.

Entre réalité et fantastique, entre héritage et imaginaire, Francis Gruber décline une « moderne » mélancolie qui remonte à Dürer. Elle s’exprime dans un certain immobilisme, par un cadrage de plus en plus serré dans ses scènes d’intérieur où posent ses modèles. « La petite fille nue et maigre dans une forêt » dont parle Aragon, aspire à se redresser. Giacometti lui répond avec l’Homme qui marche. Un semblable désarroi semble les habiter. Sous la forme d’une allégorie imagée qui s’illumine des effets de glacis dans les dernières peintures de Gruber, celui-ci parvient à un aspect glacé par l’emploi de siccatifs dans la composition des pigments qui accentuent le caractère atemporel de ses sujets immergés dans un champ lumineux  et froid. Il est à l’unisson de Giacometti qui interroge les médiums mixtes avec la rage des grattages facilitant l’érosion des masses et la perméabilité des formes à la lumière.
Giacometti et Gruber tentent l’un et l’autre de dompter le mystère du monde qui reste dissimulé derrière celui-ci.  
En ultime hommage à son complice et ami Francis Gruber, Giacometti dessine sa pierre tombale au cimetière de Thomery en forêt de Fontainebleau.

Pour rechercher une œuvre consulter l’Alberto Giacometti Database