Giacometti au bordel
Au terme d’un combat de plusieurs mois, l’ancienne prostituée Marthe Richard obtient la fermeture des maisons closes. Son projet de loi du 13 avril 1946, pour l’abolition du régime de la prostitution règlementée, qui régente l’exercice de ces établissements depuis le XIXème Siècle, est déposé devant le Conseil municipal de Paris qui vote en sa faveur et ordonne dans les mois qui suivent leurs fermetures définitives. On compte alors près de 170 établissements de ce type rien qu’à Paris qui en fermant leurs portes renvoient des centaines de filles sur le trottoir.
A plusieurs reprises Giacometti rendra hommage aux prostituées de ces établissements qu’il fréquente dès son arrivée à Paris, avec qui il noue parfois des rapports d’amitiés, et dont l’observation assidue contribue à faire émerger dans sa production ses figurines longilignes dans l’immédiat après-guerre.
Dès 1923-1924, Giacometti rapporte dans ses écrits son obsession pour les prostituées qui « l’attire[-nt] et l’émerveille[-nt] » (Ecrits p.387), dont il confesse volontiers l’importance dans sa vie sexuelle et dont la quête occupe, ces années-là, une partie de ses nuits. Sa description des prostituées d’un café du boulevard Barbès-Rochechouart au nord de Paris, aux « jambes étranges, longues, minces et effilées », correspond à celle qu’on pourrait faire de ses sculptures d’après-guerre.
Parmi les lieux du quartier de Montparnasse où l’artiste a ses habitudes, Le Sphinx est un bordel de luxe où l’on s’amuse sans obligatoirement monter dans les chambres.
On y croise nombre d’artistes et d’intellectuels comme Samuel Beckett mais aussi Simone de Beauvoir et Sartre. Giacometti le fréquente assidument et la fermeture forcée de cet « endroit merveilleux par dessus tout », comme il le décrit, lui est « intolérable » au point qu’il en témoignera dans un texte décisif de l’après-guerre « Le rêve, le sphinx et la mort de T. » publié en 1946 dans la revue Labyrinthe.
A plusieurs reprises Giacometti rend hommage à ce bordel atypique de Paris notamment à travers deux peintures intitulées Au Sphinx réalisées vers 1950 représentant des femmes nues immobiles ou en marche flottant dans un cadre. La même année, il y fait à nouveau référence dans une lettre adressée à Pierre Matisse en préparation de son exposition à New York, dans laquelle il tente une explication des œuvres prévues pour l’exposition. Parmi celles-ci Quatre figurines sur piédestal sont présentées comme « plusieurs femmes nues vues au Sphinx » et les Quatre femmes sur socle, figures hiératiques dressées sur un socle massif, représentent « des filles vues souvent dans une petite pièce, rue de l’Echaudée » à la fois « proches et menaçantes ». Cette distance que Giacometti décrit comme « infranchissable » malgré son désir de rejoindre ces femmes à l’autre bout du bordel, semble être la même que Giacometti tente de figurer dans sa quête d’une représentation de la réalité telle qu’il la perçoit toujours à travers une certaine distance.
Christian Alandete